À la rencontre d’Ereshkigal

Lundi 16 mars 2020 : le confinement, dont nous ne savons pas encore qu’il n’est que le premier, commence le lendemain. Je vais me promener dans les champs une dernière fois avant d’être privée de cette liberté pour un temps indéterminé, et un ressenti m’envahit : Ereshkigal a pris le pouvoir, et j’espère que son mari est bien Nergal, pas Erra…

Ereshkigal, Nergal, Erra : qui sont-ils ? Des dieux sumériens ou babyloniens que je fréquente depuis quelque temps, depuis que j’ai entrepris l’analyse du mythe de la descente aux Enfers d’Inanna – une autre déesse sumérienne plus connue sous sa forme babylonienne tardive, la déesse Ishtar. Inanna, déesse entre autres de l’amour et de la guerre, fut un jour prise du désir de descendre aux Enfers, dans le séjour des morts. Elle s’y confronta à la déesse de ce royaume, Ereshkigal, et en remonta changée en profondeur.

Nergal et Erra, ce sont deux dieux que d’autres mythes, sans doute plus tardifs, donnent pour souverain des Enfers. Nergal, dieu de la peste, est vu comme un bon gestionnaire qui accroît régulièrement la population de son royaume par des épidémies et des guerres ; il est aussi le mari d’Ereshkigal et un mythe raconte leur rencontre tumultueuse et leurs amours. Quant à Erra, c’est un dieu qui apparaît à une époque ultérieure, lui aussi comme souverain des Enfers ; marié à une déesse quasiment anonyme et insignifiante, il est incontrôlable et sujet à des crises de destruction massive et irrationnelle envers non seulement ses ennemis, mais aussi ses propres villes et leur peuple, et rien ne peut l’arrêter tant que sa rage ne s’est pas épuisée d’elle-même. Il vaut la peine de noter que l’épopée d’Erra, qui met cette histoire en scène, a été reçue en rêve et a rapidement connu une large diffusion dans un empire babylonien en pleine crise.

Ereshkigal

Les sumériens, et les babyloniens à leur suite, divisent le monde divin en deux parties : l’en-haut dans le ciel, et l’en-bas, là où vont les morts, sous terre. La grande majorité des divinités importantes appartiennent au monde d’en-haut. Dès le début des temps, Ereshkigal a été enlevée au monde d’en-haut et confinée au monde d’en-bas. Bien qu’elle puisse envoyer des messagers aux dieux d’en-haut, elle ne peut quitter son domaine et, lors de la descente d’Inanna aux Enfers, elle est la souveraine du monde d’en-bas. À un moment du mythe, Inanna se dit soeur cadette d’Ereshkigal ; les deux déesses sont certainement en totale opposition, chacune en position d’ombre de l’autre (au sens jungien).

Pourquoi l’image d’Ereshkigal m’envahit-elle en cette veille de confinement ? D’abord parce qu’elle est enfermée en son royaume, que les rencontres avec les autres dieux, pourtant ses pairs, et tout simplement une vie relationnelle normale, tout ce qui fait la joie de la vie, lui sont interdites ; et pourtant les communications entre le monde d’en-haut et le monde d’en-bas sont courantes : des messagers circulent, des dieux d’en-haut vont se réfugier quelque temps dans le monde d’en-bas pour faire oublier leur inconduite, etc. Cet enfermement dans un monde clos et restreint où ne seront autorisées que les activités nécessaires à la survie immédiate, n’est-ce pas ce qui nous attend avec le confinement imminent ?

Ensuite, je vois en Ereshkigal un archétype féminin dont l’importance est tout à la fois indéniable et minimisée : Ereshkigal était présente dès l’origine des temps, mais elle a tout de suite été raptée et enfermée dans un monde sans joie, sans vie – le monde des morts ! Il m’est impossible de ne pas songer à toutes ces restrictions de sortie, d’habillement, etc. imposées aux femmes dans divers temps et diverses cultures.

Cet archétype de la féminité niée et dont l’épanouissement est interdit se révolte maintenant, tout d’abord en nous soumettant à un enfermement similaire afin que nous prenions tous conscience ce ce qu’elle vit au quotidien et que nous puissions ultérieurement lui reconnaître sa juste place. D’où la question qui se pose très concrètement à moi : comment calmer Ereshkigal ? comment lui rendre l’hommage qui lui est dû ?

Dans un premier élan, j’avais fait dès les premiers jours du confinement un portrait de pangolin : animal injustement vilipendié, accusé alors d’être le chaînon de transmission du virus entre les chauve-souris et l’humanité – les pangolins ont d’ailleurs été exonérés de cette accusation depuis. Je ressentais très fortement le besoin de proclamer que cet animal méritait mieux que cela, que la nature et ses habitants n’étaient pas une telle source de dangers mais méritaient d’être reconnus dans leur particularité. Le projet de passer ensuite à un portrait d’Ereshkigal m’est donc venu très naturellement ; mais cela n’a pas été si simple !

Hommages à Ereshkigal

Je dois ici mentionner un fait lié à la mythologie sumérienne et qui me semble significatif de la position marginale d’Ereshkigal : on n’a pas (encore) retrouvé de temple qui lui soit dédié ou d’indices d’un culte qui lui aurait été rendu, ni même de représentation de la déesse, et ce alors que les dieux sumériens sont représentés de manière très concrète, par des statues ou par des scènes gravées sur les sceaux-rouleaux typiques de cette civilisation. Il n’existe qu’une unique représentation potentielle, dite « plaque de Burney » ou  » Reine de la Nuit  » et qui se trouve au British Museum de Londres ; mais les spécialistes discutent pour savoir si c’est une pièce authentique, et si la déesse ailée, représentée sur ce bas-relief accompagnée de deux hiboux et les pieds posés sur deux lions, est Inanna, Ereshkigal, ou encore une autre figure mythologique !

Le bas-relief de Burney, seul pièce connue qui puisse être éventuellement liée à Ereshkigal, m’a donc servi de base de départ. Il avait été cassé puis reconstitué : mon premier portrait d’Ereshkigal était en noir et blanc, et supprimait les cassures dans une tentative de retrouver son état avant qu’il soit abimé – avant que l’image d’Ereshkigal ne soit abimée… Il lui redonnait aussi les symboles de pouvoir qu’elle tenait en main. Ces deux objets, « Baguette » et « Cerceau », sont les attributs classiques du pouvoir dans la civilisation babylonienne.

Mais ce n’était pas suffisant : j’ai donc fait un deuxième portrait, cette fois en couleurs et d’ailleurs en supprimant les hiboux, ces oiseaux nocturnes qui encadraient la déesse.

Tout ce travail ne m’a pas été facile et m’a confrontée à mes profondeurs, à la présence vivante d’Ereshkigal en moi. Une fois fini, j’ai eu envie de faire quelques dessins moins complexes, juste pour le plaisir, et j’ai dessiné des fruits et légumes : c’était la fin du printemps et le début de la saison des fruits. J’étais sortie de l’emprise d’Ereshkigal, croyais-je… jusqu’à ce que je réalise que je dessinais encore pour elle, que j’étais tout simplement en train de ramener la fécondité dans son royaume où rien ne pousse !

Depuis lors, j’ai continué à dessiner pour elle, en lui offrant régulièrement des fleurs pour honorer sa féminité. À l’été 2020, il m’était d’ailleurs apparu clairement qu’Ereshkigal recevrait des fleurs, quoiqu’il arrive : soit celles que nous lui offrons de nous-mêmes, soit celles des couronnes mortuaires accompagnant ceux qui entrent dans son domaine… Dans des méditations m’a été transmis le message qu’elle acceptait ces offrandes et je me dis que je contribue, pour ma faible part, à la reconnaître, à lui rendre les hommages qui lui sont dus, et à l’apaiser.

Ce texte a été écrit à l’occasion des journées d’automne de l’Association de Psychanalyse Symbolique, tenues à Lyon en Octobre 2021.

Lorsque je l’avais initialement écrit à l’été 2021, j’en étais à me demander si l’été de feu que nous vivions alors n’était pas signe que nous sommes effectivement passés sous le règne d’Erra, cet archétype masculin ivre de son pouvoir et destructeur. Je l’ai repris au début de Mars 2022, et là je n’ai plus aucun doute : Erra a pris le pouvoir et déclaré la guerre totale contre l’humanité…

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